Playtime (1967) Jacques Tati
« Je veux que le film commence quand vous quittez la salle » dit Jacques Tati à propos de 'Playtime', expliquant ainsi que le but du film est pour le spectateur d’apprendre à ré-enchanter le monde moderne qui l’entoure. Pourtant, le film commence bel et bien quand la bobine démarre et déclenche deux heures de perfectionnisme maladif dans l’art de faire du cinéma. Le génie de 'Playtime' est bien connu : il tient à l’esprit visionnaire de Tati, lequel ne cesse de tourner en dérision les tares de la modernité tout en les sublimant. Porté par cette foi en sa vision, le cinéaste déploye des moyens à la démesure de son talent pour créer son chef-d’œuvre. Le budget atteint plus de 15 millions d’euros, ce qui à l’époque est colossal, une somme engloutie notamment dans l’édification de studios immenses en banlieue parisienne. Ces décors somptueux, baptisés « Tativille », permettent au réalisateur de se moquer de l’architecture moderne, en jouant de façon délectable sur les perspectives, les reflets, les transparences, les lignes et les angles. En quelques séquences, le film analyse subtilement la façon dont l’uniformisation géométrique de l’espace engendre l’automatisation des comportements, symbolisée par les mouvements de foule qui emportent souvent monsieur Hulot contre son propre gré. Partout dans le monde, les bâtiments, les lieux tendent à se ressembler de plus en plus, avertit Tati, et les êtres qui les habitent perdent dans le même temps leur spécificité. Le confort bourgeois, c’est-à-dire la prolifération des machines et des objets de consommation inutiles, représentent également une cible privilégiée du cinéaste, qui s’amuse à les détourner pour en faire de formidables outils comiques. Car il faut le souligner : 'Playtime' est d’abord un grand moment d’hilarité perpétuelle, une « récréation » comme l’indiquait le titre de travail original. Alors que les plans larges des premières minutes montrent un espace épuré et des personnages naviguant à l’intérieur tels des robots, la suite devient progressivement son strict inverse : le chaos total, où fourmille une quantité invraisemblable de gags et de détails. Si Tati tourne en 70 mm, un format qui favorise les plans d’ensemble, c’est pour une bonne raison. Il veut que l’image devienne un petit monde en soi, comme lors de cette scène démentielle de 40 minutes au restaurant The Royal Garden, où chaque élément, chaque acteur, joue sa partition comique dans un ballet chorégraphié à la note près. La petite société morne et bien rangée aperçue au début vole vite en éclats sous la force émancipatrice d’Hulot mais aussi de tous les personnages, capables de perturber chacun à leur manière l’impitoyable ordre des choses. Une telle richesse à la fois visuelle et auditive (quel montage sonore fabuleux !) force donc le spectateur à un effort de regard qui pourra le gêner dans un premier temps, mais qui se poursuivra en dehors de la salle et lui permettra d’imaginer qu’un triste rond-point embouteillé peut se transformer en manège poétique.
No comments:
Post a Comment