Friday, September 18, 2015

Guillaumet (1)


Guillaumet, je dirai quelques mots sur toi, mais je ne te gênerai point en insistant avec lourdeur sur ton courage ou sur ta valeur professionnelle. C'est autre chose que je voudrais décrire en racontant la plus belle de tes aventures. Il est une qualité qui n'a point de nom. Peut-être est-ce la « gravité », mais le mot ne satisfait pas. Car cette qualité peut s'accompagner de la gaieté la plus souriante. C'est la qualité même du charpentier qui s'installe d'égal à égal en face de sa pièce de bois, la palpe, la mesure et, loin de la traiter à la légère, rassemble à son propos toutes ses vertus. J'ai lu, autrefois, Guillaumet, un récit où l'on célébrait ton aventure, et j'ai un vieux compte à régler avec cette image infidèle. On t'y voyait, lançant des boutades de « gavroche », comme si le courage consistait à s'abaisser à des railleries de collégien, au cœur des pires dangers et à l'heure de la mort. On ne te connaissait pas, Guillaumet. Tu n'éprouves pas le besoin, avant de les affronter, de tourner en dérision tes adversaires. En face d'un mauvais orage, tu juges : « Voici un mauvais orage. » Tu l'acceptes et tu le mesures. Je t'apporte ici, Guillaumet, le témoignage de mes souvenirs. Tu avais disparu depuis cinquante heures, en hiver, au cours d'une traversée des Andes. Rentrant du fond de la Patagonie, je rejoignis le pilote Deley à Mendoza. L'un et l'autre, cinq jours durant, nous fouillâmes, en avion, cet amoncellement de montagnes, mais sans rien découvrir. Nos deux appareils ne suffisaient guère. Il nous semblait que cent escadrilles, naviguant pendant cent années, n'eussent pas achevé d'explorer cet énorme massif dont crêtes s'élèvent jusqu'à sept mille mètres. Nous avions perdu tout espoir. Les contrebandiers mêmes, des bandits qui, là-bas, osent un crime pour cinq francs, nous refusaient d'aventurer, sur les contreforts de la montagne, des caravanes de secours : « Nous y risquerions notre vie », nous disaient-ils. « Les – 29 – Andes, en hiver, ne rendent point les hommes. » Lorsque Deley ou moi atterrissions à Santiago, les officiers chiliens, eux aussi, nous conseillaient de suspendre nos explorations. « C'est l'hiver. Votre camarade, si même il a survécu à la chute, n'a pas survécu à la nuit. La nuit, là-haut, quand elle passe sur l'homme, elle le change en glace. » Et lorsque, de nouveau, je me glissais entre les murs et les piliers géants des Andes, il me semblait, non plus te rechercher, mais veiller ton corps, en silence, dans une cathédrale de neige. Enfin, au cours du septième jour, tandis que je déjeunais entre deux traversées, dans un restaurant de Mendoza, un homme poussa la porte et cria, oh ! peu de chose : « Guillaumet… vivant ! » Et tous les inconnus qui se trouvaient là s'embrassèrent. Dix minutes plus tard, j'avais décollé, ayant chargé à bord deux mécaniciens, Lefebvre et Abri. Quarante minutes plus tard, j'avais atterri le long d'une route, ayant reconnu, à je ne sais quoi, la voiture qui t'emportait je ne sais où, du côté de San Rafaël. Ce fut une belle rencontre, nous pleurions tous, et nous t'écrasions dans nos bras, vivant, ressuscité, auteur de ton propre miracle. C'est alors que tu exprimas, et ce fut ta première phrase intelligible, un admirable orgueil d'homme : « Ce que j'ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait. » Plus tard, tu nous racontas l'accident. Une tempête qui déversa cinq mètres d'épaisseur de neige, en quarante-huit heures, sur le versant chilien des Andes, bouchant tout l'espace, les Américains de la Pan-Air avaient fait demi-tour. Tu décollais pourtant à la recherche d'une déchirure dans le ciel. Tu le découvrais un peu plus au sud, ce piège, et maintenant, vers six mille cinq cents mètres, dominant les nuages qui ne – 30 – plafonnaient qu'à six mille, et dont émergeaient seules les hautes crêtes, tu mettais le cap sur l'Argentine. Les courants descendants donnent parfois aux pilotes une bizarre sensation de malaise. Le moteur tourne rond, mais l'on s'enfonce. On cabre pour sauver son altitude, l'avion perd sa vitesse et devient mou : on s'enfonce toujours. On rend la main, craignant maintenant d'avoir trop cabré, on se laisse dériver sur la droite ou sur la gauche pour s'adosser à la crête favorable, celle qui reçoit les vents comme un tremplin, mais l'on s'enfonce encore. C'est le ciel entier qui semble descendre. On se sent pris, alors, dans une sorte d'accident cosmique. Il n'est plus de refuge. On tente en vain le demi-tour pour rejoindre, en arrière, les zones où l'air vous soutenait, solide et plein comme un pilier. Mais il n'est plus de pilier. Tout se décompose, et l'on glisse dans un délabrement universel vers le nuage qui monte mollement, se hausse jusqu'à vous, et vous absorbe.


Terre des Hommes (1939), Antoine de Saint Éxupéry


  • Souligne les prépositions
  • Entoure les conjonctions de coordination (en gras dans le texte)
  • Encadre les verbes conjugués
  • Colore en bleu les verbes au passé composé
                en rouge                   à l’imparfait
                      en vert                      au passé simple


Quelles sont les conjonctions de coordination en français: mais, ou, et, donc, or , ni, car
Quel est leur rôle:  Les conjonctions de coordination relient des mots ou des groupes de mots de même nature grammaticale.



Antoine de Saint Éxupéry naît le 29 juin 1900 à Lyon. Après des études  au collège Sainte-Croix du Mans, et à l'Ecole des Beaux Arts en 1920 et 1921, apprend à piloter à Strasbourg. Entre en 1926 aux Lignes aériennes Latécoère à Toulouse et débute comme pilote sur Toulouse-Casablanca puis sur Casablanca-Dakar.Nommé chef d'Aéroplace à Cap-Juby, il se distingue par des dépannages d'avions en zone insoumise du Rio del Oro, et commence à écrire « Courrier Sud » qui fut accueilli avec faveur. Ce fut le début d'une œuvre littéraire importante consacrée à l'aviation dans ses rapports avec les hommes. Affecté en 1929 à Buenos-Aires, en qualité de directeur de l'Aéroposta Argentina, il participe comme pilote à la création de la ligne aérienne vers la Patagonie. Revenu à Paris il fait éditer le livre « Vol de Nuit » dont il avait fait lire le manuscrit à son grand ami Henri Guillaumet. N'ayant pu reprendre sa place de pilote à la Compagnie Air France, il devient pilote d'essais à la Compagnie Latécoère.
Il publie le livre « Terre des Hommes » et effectue des reportages en Russie, Espagne, Allemagne, pour un grand journal du soir, cependant que ses livres sont portés au cinéma et au théâtre. Mobilisé en septembre 1933, il est affecté sur sa demande au Groupe de reconnaissance 2/33  et participe directement à l'action. Après l'armistice de 1940 il gagne les USA par le Portugal, en mission officielle qui lui permet de prendre directement contact avec ses éditeurs pour le livre « Flight to Arras » dans lequel il relate son expérience de pilote de guerre. Il publie également  « Lettre à un Otage » et « le Petit Prince ». En mars 1943 il reprend du service en Afrique du Nord, où après des démarches il reprend sa place au Groupe 2/33, grâce à la compréhension du commandant de l'U.S. Air Force. Disparaît le 31 juillet au cours d'une mission de reconnaissance sur la France occupée et ne rejoint pas sa base de Corse. Antoine de Saint-Exupéry, pilote, écrivain, philosophe, a été le chantre de l'aviation et notamment de la Ligne Aéropostale vers l'Espagne, le Maroc, l'Afrique Occidentale et l'Amérique du Sud.

No comments:

Post a Comment