Sunday, September 13, 2015

Antoine de Saint Éxupéry


"Je crois bien n’avoir rien dit d’autre. Je crois bien n’avoir rien ressenti d’autre qu’un formidable craquement qui ébranla notre monde sur ses bases. À deux cent soixante-dix kilomètres-heure nous avons embouti le sol. Je crois bien ne rien avoir attendu d’autre, pour le centième de seconde qui suivait, que la grande étoile pourpre de l’explosion où nous allions tous les deux nous confondre. Ni Prévot ni moi n’avons ressenti la moindre émotion. Je n’observais en moi qu’une attente démesurée, l’attente de cette étoile resplendissante où nous devions, dans la seconde même, nous évanouir. Mais il n’y eut point d’étoile pourpre. Il y eut une sorte de tremblement de terre qui ravagea notre cabine, arrachant les fenêtres, expédiant des tôles à cent mètres, remplissant jusqu’à nos entrailles de son grondement. L’avion vibrait comme un couteau planté de loin dans le bois dur. Et nous étions brassés par cette colère. Une seconde, deux secondes... L’avion tremblait toujours et j’attendais avec une impatience monstrueuse, que ses provisions d’énergie le fissent éclater comme une grenade. Mais les secousses souterraines se prolongeaient sans aboutir à l’éruption définitive. Et je ne comprenais rien à cet invisible travail. Je ne comprenais ni ce tremblement, ni cette colère, ni ce délai interminable... cinq secondes, six secondes... Et, brusquement, nous éprouvâmes une sensation de rotation, un choc qui projeta encore par la fenêtre nos cigarettes, pulvérisant l’aile droite, puis rien. Rien qu’une immobilité glacée. Je criais à Prévot : 
– Sautez vite ! 
Il criait en même temps : 
– Le feu ! 
Et déjà nous avions basculé par la fenêtre arrachée. Nous étions debout à vingt mètres. Je disais à Prévot : 
– Point de mal ? 
Il me répondait : 
– Point de mal ! 
Mais il se frottait le genou. 
Je lui disais :
– Tâtez-vous, remuez, jurez-moi que vous n’avez rien de cassé... 
Et il me répondait : 
– Ce n’est rien, c’est la pompe de secours... Moi, je pensais qu’il allait s’écrouler brusquement, ouvert de la tête au nombril, mais il me répétait, les yeux fixes : 
– C’est la pompe de secours !... 
Moi, je pensais : le voilà fou, il va danser... 
Mais, détournant enfin son regard de l’avion qui, désormais, était sauvé du feu, il me regarda et reprit: 
– Ce n’est rien, c’est la pompe de secours qui m’a accroché au genou."

Terre des Hommes (1939), Antoine de Saint Exupéry, p139-140



"La terre nous en apprend plus long sur nous que les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. Mais, pour l’atteindre, il lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De même l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes. J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine. Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être, on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur nourriture. Jusqu’aux plus discrets, celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes, combien d’hommes endormis... Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne."

Terre des Hommes (1939), Antoine de Saint Exupéry, p6-7

Biographie




Naît le 29 juin 1900 à Lyon.
Après des études  au collège Sainte-Croix du Mans, et à l'Ecole des Beaux Arts en 1920 et 1921, apprend à piloter à Strasbourg. Entre en 1926 aux Lignes aériennes Latécoère à Toulouse et débute comme pilote sur Toulouse-Casablanca puis sur Casablanca-Dakar.Nommé chef d'Aéroplace à Cap-Juby, il se distingue par des dépannages d'avions en zone insoumise du Rio del Oro, et commence à écrire « Courrier Sud » qui fut accueilli avec faveur. Ce fut le début d'une œuvre littéraire importante consacrée à l'aviation dans ses rapports avec les hommes. Affecté en 1929 à Buenos-Aires, en qualité de directeur de l'Aéroposta Argentina, il participe comme pilote à la création de la ligne aérienne vers la Patagonie. Revenu à Paris il fait éditer le livre « Vol de Nuit » dont il avait fait lire le manuscrit à son grand ami Henri Guillaumet. N'ayant pu reprendre sa place de pilote à la Compagnie Air France, il devient pilote d'essais à la Compagnie Latécoère.
Il publie le livre « Terre des Hommes » et effectue des reportages en Russie, Espagne, Allemagne, pour un grand journal du soir, cependant que ses livres sont portés au cinéma et au théâtre. Mobilisé en septembre 1933, il est affecté sur sa demande au Groupe de reconnaissance 2/33  et participe directement à l'action. Après l'armistice de 1940 il gagne les USA par le Portugal, en mission officielle qui lui permet de prendre directement contact avec ses éditeurs pour le livre « Flight to Arras » dans lequel il relate son expérience de pilote de guerre. Il publie également  « Lettre à un Otage » et « le Petit Prince ». En mars 1943 il reprend du service en Afrique du Nord, où après des démarches il reprend sa place au Groupe 2/33, grâce à la compréhension du commandant de l'U.S. Air Force. Disparaît le 31 juillet au cours d'une mission de reconnaissance sur la France occupée et ne rejoint pas sa base de Corse. Antoine de Saint-Exupéry, pilote, écrivain, philosophe, a été le chantre de l'aviation et notamment de la Ligne Aéropostale vers l'Espagne, le Maroc, l'Afrique Occidentale et l'Amérique du Sud.

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